lundi 21 novembre 2016

Debra artiste coiffeur

 Débra artiste coiffeur

à l'époque de ma toute première enfance,
les hommes, de souche paysanne, se faisaient raser la tête,
la barbe et la moustache, chez un barbier ambulant,
sur la place jamaa fna,
ou sur certaines places publiques,
comme à bab taghzout,
ou bien à l'extérieur des remparts, en face de bab doukkala, par exemple;
les vrais citadins, fréquentaient un salon de coiffure,
boutique plus ou moins spacieuse,située la plupart du temps
dans une souiqa ou petit centre commercial de quartier.
les hommes qui se rasaient la tête et la barbe,
formaient une minorité.
la majorité se rasait uniquement la tête et la moustache;
par contre, elle se contentait d'arranger la barbe;
celle-ci était laissée carrément pendante,
ou d'une longueur ne dépassant pas la prise de cinq doigts dite gabda,
ou bien courte, même parfois très courte, d'à peine deux ou trois millimètres.
cette différence de configuration de la barbe tenait à la différence des sectes;
chaque musulman, de par la tradition transmise de père en fils,
se devait de respecter la secte à laquelle appartenait sa famille.
les différentes sectes coexistaient ensemble,
sans conflit ni violence.
chaque secte s'identifiait à un marabout ou saint dont le mausolée
se trouvait au sein de la ville ou à la campagne,
lieu de naissance ou de résidence,
ou même dans une contrée loitaine,
comme le cas de moulay abdelkader jilany
dont le tombeau est à baghdad.
on avait élevé à ce saint toute un série de zaouyas
à travers tous les pays islamiques,
aussi bien en orient qu'en occident.
par ailleurs, les différentes classes sociales se différenciaient
par la tenue vestimentaire, le genre de couvre-chef
dont les principaux types sont le turban, le bonnet, le fès;
elles se distinguaient aussi par le style de babouches, de poignard,
de chapelet, et aussi par le sac en cuir
qui renfermait un exemplaire du manuscrit boukhari,
un recueil de hadiths du Prophète;
ce recueil était appelé dalil ou guide vers la voie juste.
avec l'occupation étrangère, certains hommes avaient commencé par imiter
les européens dans leurs coutumes et us.
ils s'habillaient et se coiffaient à l'européenne.
il s'agissait principalement de soldats enrôlés
par l'armée de l'occupant,
de fonctionnaires subalternes recrutés par l'administration coloniale,
de garçons de café, de restaurant et d'hôtel,
de domestiques au service de la gente européenne.
les gens de la médina regardaient d'un mauvais oeil ceux-là qui
avaient offert leurs services à la présence coloniale.
retournons au vif du sujet.
000
si les hommes avaient leur barbier traditionnel, ou leur coiffeur moderne,
les femmes, par contre, s'occupaient, elles-mêmes, des soins de leurs corps.
souvent, elles échangeaient ces services, réciproquement
entre elles, surtout à l'occasion d'une séance de bain maure.
les jeunes filles étaient prises en charge, à cet effet,
par leurs mères, grand'mères, tantes ou soeurs aînées.
il faut signaler qu'à cette époque,
laisser sa chevelure s'allonger jusqu'à trainer par terre
était un atout d'extrême beauté.
par ailleurs, la femme gardait son pied à l'intérieur du foyer conjugal,
s'attachant à effectuer les corvées quotidiennes,
préparant le manger pour son mari et ses enfants,
lavant le linge, nettoyant la maison;
certes elle se faisait aider souvent par d'autres femmes,
telle qu'une grand'mère, une soeur cadette, une fille aînée.
ensuite, elle se faisait belle, à l'approche du retour de son époux.
à cette fin, elle peignait soigneusement sa chevelure,
l'entourait d'un châle en tissu fin,
mettant ainsi en relief, la couleur de ses cheveux,
en s'attachant à ce que le châle
soit en harmonie avec le style des vêtements.
j'ai gardé ancré dans ma mémoire les clichés de nos voisines
qui avaient tout un art de vivre caractérisé par la finesse et la simplicité.
ces femmes s'entraidaient entre elles afin de temporiser les différences,
à les faire pratiquement disparaître.
abstraction faite de leurs âges, leurs couleurs de peau,
leurs conditions sociales,
elles oeuvraient à tisser des liens intimes entre elles,
en allaitant réciproquement leurs nourrissons,
en s'entraidant à tour de rôle dans les corvées ménagères,
tantôt chantant en chorale, tantôt dansant en ronde.
c'est grâce à cette noble tradition
que j'avais eu des frères et des soeurs de lait.
à comparer à cette vie actuelle dite moderne caractérisée
par le culte du Moi dont l'adage est:
" après moi le déluge"
ce n'est pas étonnant que le phénomène suicide
se répand comme un feu de paille à travers cette pauvre planète.
le genre humain a exterminé la solidarité.
fort heureusement le genre animal l'a préservée!!!
quand passerons-nous à l'ère post-post-moderne?
à vrai dire, quand allons-nous comprendre
que le salut de l'humanité réside dans le retour aux sources?
000
retour à notre sujet, une seconde fois.
je vous rappelle le titre de mon article:
" débra...artiste-coiffeur"
cet artiste coiffeur était, à ce qu'il me semblait, unique en son genre.
il s'appelait " sy mohamed débra"
il était ami de mon père;
il était aussi son coiffeur préféré;
à vrai dire, son coiffeur unique.
un jour, mon père m'emmena chez sy mohamed débra.
je devrais avoir probablement l'âge de cinq ans, ou un peu plus.
avant, j'avais la boule rasée à zéro sauf une mèche centrale
dont l'extrémité était ornée par une pièce de monnaie trouée dite gourch,
et un petit coquillage tout blanc qui bloquait le gourch.
j'avais aussi l'oreille droite percée dans la partie centrale du nobule;
un anneau en fil d'argent traversait le trou et pendait
sous l'oreille, ajoutant ainsi un peu de charme
à la tête du garçonnet que j'étais.
j'entendais ma mère et mes deux tantes dire
que la pièce de monnaie attirait la richesse,
que le coquillage protégeait des djinn,
et que la boucle d'argent prolongeait la vie.
mon père qui fréquentait les oulémas de ma ville natale
ne croyait pas du tout à ces sornettes.
il avait fini par me débarasser lui-même de cette maudite mèche,
il l'avait coupée à l'aide d'un couteau,
et l'avait balancée par dessus notre terrasse.
un beau matin, il m'emmena au bain maure,
après la séance du bain, pendant qu'il était en train de m'habiller,
il écarta l'anneau au niveau du trou pour pouvoir
le retirer de mon oreille.
ainsi il me libéra de cet objet que je n'avais jamais apprécié.
depuis j'étais tout content et tout fier de ressembler à mon père.
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c'était dans cette situation que mon père m'emmena avec lui
chez son coiffeur pour m'arranger les cheveux selon la coupe moderne.
je fus agréablement surpris par le salon de coiffure débra.
c'était un vrai bijou.
les battants de la porte entrouverts laissaient pendre un rideau
que j'observais pour la première fois.
il était composé de tiges qui pendaient d'un bout à l'autre de la porte,
chaque tige était constituée de baguettes en bois vernis,
reliées entre elles à l'aide d'une corde fine
qui traversait une bille intercalaire en porcelaine;
les billes de chaque tige étaient de différentes couleurs;
l'ordre des couleurs, d'une tige à l'autre, était en dents de scie.
quand une personne entrait ou sortait du salon,
le rideau faisait un bruit de claquettes provoqué par
les tiges qui s'entrechoquaient les unes sur les autres,
dans un mouvement de vagues.
c'était très agréable à voir et à entendre;
surtout par un garçonnet comme moi
qui assista à ce spectacle pour la première fois.
à l'intérieur du salon, les murs étaient peint en vert pastel.
toute la boiserie était peinte en vert bouteille.
un banc en bois, couleur vert bouteille, lui aussi,
longeait le mur gauche, d'un bout à l'autre.
son siège était couvert d'un tapis de peau de vache,
taillé sur mesure.
le dessous du banc était constitué d'une série de placards qui servait
de rangement des serviettes et des produits de coiffure.
au dessus du banc, à une hauteur de deux mètres environs du sol,
une étagère longeait elle aussi le mur, d'un bout à l'autre.
tout un arsenal d'instruments de musique était rangé
sur cette étagère: un luth, un violon, un tambourin,
des flûtes de différentes longueurs, etc...
" mais que diable sont venus faire ces instruments de musique,
sur cette étagère, dans un salon de coiffure, me suis-je demandé?"
je n'aurais pas de réponse dans l'immédiat.
ce ne fut qu'après plusieurs séances de coiffure
que j'allais découvrir le secret.
le long du mur droit était placés deux sièges d'un style ancien
sur lesquels s'asseyaient deux clients d'une seule filée;
débra avait l'art de coiffer ses clients,
le plus souvent l'un après l'autre,
mais quelque fois, les deux ensemble,
sans le moindre problème;
il passait ainsi d'un siège à l'autre,
rasant la tête de celui-ci,
la barbe de celui-là;
il opérait de cette manière quand il s'agissait d'amis intimes.
il avait un poste radio qui lui permettait de s'informer
sur les évènements à travers le monde.
conteur de talent, il avait l'art de raconter à ses clients
les dernières nouvelles politiques;
les clients, assis sur le banc au tapis de peau de vache,
sirotaient leur thé à la menthe, servi dans des verres de cristal
de différentes couleurs
et écoutaient avec intérêt ce que débra leur narrait.
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continuons la description du salon.
deux lavabos en porcelaine blanche étaient logés dans une table
elle aussi en porcelaine, la bordure des lavabos, arrondie,
dépassait de peu la surface de la table.
toute un ensemble d'articles de coiffure étaient
savamment rangés sur cette table;
notre coiffeur s'en servait et les remettait immédiatement
à leurs places respectives, après les avoir nettoyés.
je saurais par la suite que notre coiffeur n'acceptait pas n'importe
quel passant demandant à se faire coiffer la tête
ou se faire raser la barbe.
débra avait sa propre clientèle, en nombre limité,
sélectionnée avec rigueur.
c'était en quelque sorte un club fermé.
les membres de ce club étaient principalement des artisans
résidant dans le voisinage du salon de coiffure.
mon père faisait partie de cette caste.
terminons la description du salon.
au dessus de la table de travail en porcelaine, deux miroirs
étaient accrochés au mur, chaque miroir était en face de chaque lavabo.
d'un style très ancien, les deux miroirs identiques
étaient entourés d'un cadre en cuivre rouge sculpté.
ce même cuivre rouge servait de bordure aux accoudoirs des sièges.
au fond du salon, se trouvait un meuble de même style que la table de travail.
en bas de la table de ce meuble se trouvaient trois placards
qui servaient de rangement aux vêtements de notre ami le coiffeur.
j'allais apprendre par la suite que débra logeait dans son salon
du samedi au jeudi;
le vendredi, jour de congé en terre d'islam,
il le consacrait à sa mère qui habitait
en banlieue de la ville.
la table du meuble servait pour ranger des ustencils de cuisine
et d'assise à un fourneau à pétrole.
à l'angle droit du meuble, à proximité de la table de travail,
un phonographe ancien était installé;
débra mettait un disques en graphite 78 tours,
faisait fonctionner le phonographe à l'aide d'une manivelle;
il mettait l'aiguille sur le sillon extérieur.
un air mélodieux se dégageait alors
provoquant une sensation d'extase dans le fort intérieur des clients.
débra était tout fier d'être pratiquement le seul coiffeur
de la ville à pouvoir offrir à sa clientèle
cette ambiance musicale.
 sa discothèque était bien garnie de chansons
de abdou hamouli, darwish, oum keltoum et abdelwahab.
quand la nuit venait, et que débra cessait son activité de coiffeur,
il fermait à mis-clos les deux battants de la porte du salon,
faisait tourner un disque d'oum keltoum,
s'allongeait sur le banc pour se délectait de cette voix angélique
qui le transportait dans un univers propre à lui.
à ce moment là, il sirotait lentement son verre de thé à la menthe,
en fumant son kif ketami qu'il avait préparé, lui-même,
avec minutie et soin.
 souvent débra enlaceait avec amour son luth
et accompagnait la voix d'oum keltoum.
en ce moment précis, il quittait son métier de coiffeur;
il devint l'artiste débra,
le musicien qui accompagnait Sitt.
débra était effectivement un coiffeur de talent,
mais aussi un musicien inné.
qu'Allah Le Tout Puissant aie son âme!
000
hamidalbachir
mars 2010


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