Débra artiste coiffeur
à l'époque
de ma toute première enfance,
les
hommes, de souche paysanne, se faisaient raser la tête,
la barbe
et la moustache, chez un barbier ambulant,
sur la
place jamaa fna,
ou sur
certaines places publiques,
comme à
bab taghzout,
ou bien à
l'extérieur des remparts, en face de bab doukkala, par exemple;
les vrais
citadins, fréquentaient un salon de coiffure,
boutique
plus ou moins spacieuse,située la plupart du temps
dans une
souiqa ou petit centre commercial de quartier.
les hommes
qui se rasaient la tête et la barbe,
formaient
une minorité.
la
majorité se rasait uniquement la tête et la moustache;
par
contre, elle se contentait d'arranger la barbe;
celle-ci
était laissée carrément pendante,
ou d'une
longueur ne dépassant pas la prise de cinq doigts dite gabda,
ou bien
courte, même parfois très courte, d'à peine deux ou trois millimètres.
cette
différence de configuration de la barbe tenait à la différence des sectes;
chaque
musulman, de par la tradition transmise de père en fils,
se devait
de respecter la secte à laquelle appartenait sa famille.
les
différentes sectes coexistaient ensemble,
sans
conflit ni violence.
chaque
secte s'identifiait à un marabout ou saint dont le mausolée
se
trouvait au sein de la ville ou à
la campagne,
lieu de
naissance ou de résidence,
ou même
dans une contrée loitaine,
comme le
cas de moulay abdelkader jilany
dont le
tombeau est à baghdad.
on avait
élevé à ce saint toute un série de zaouyas
à travers
tous les pays islamiques,
aussi bien
en orient qu'en occident.
par
ailleurs, les différentes classes sociales se différenciaient
par la
tenue vestimentaire, le genre de couvre-chef
dont les
principaux types sont le turban, le bonnet, le fès;
elles se
distinguaient aussi par le style de babouches, de poignard,
de
chapelet, et aussi par le sac en
cuir
qui
renfermait un exemplaire du manuscrit boukhari,
un recueil
de hadiths du Prophète;
ce recueil
était appelé dalil ou guide vers la voie juste.
avec
l'occupation étrangère, certains hommes avaient commencé par imiter
les
européens dans leurs coutumes et us.
ils
s'habillaient et se coiffaient à l'européenne.
il
s'agissait principalement de soldats enrôlés
par
l'armée de l'occupant,
de
fonctionnaires subalternes recrutés par l'administration coloniale,
de garçons
de café, de restaurant et d'hôtel,
de
domestiques au service de la gente européenne.
les gens
de la médina regardaient d'un mauvais oeil ceux-là qui
avaient
offert leurs services à la présence coloniale.
retournons
au vif du sujet.
000
si les
hommes avaient leur barbier traditionnel, ou leur coiffeur moderne,
les
femmes, par contre, s'occupaient, elles-mêmes, des soins de leurs corps.
souvent,
elles échangeaient ces services, réciproquement
entre
elles, surtout à l'occasion d'une séance de bain maure.
les jeunes
filles étaient prises en charge, à cet effet,
par leurs
mères, grand'mères, tantes ou soeurs aînées.
il faut
signaler qu'à cette époque,
laisser sa
chevelure s'allonger jusqu'à trainer par terre
était un
atout d'extrême beauté.
par ailleurs,
la femme gardait son pied à l'intérieur du foyer conjugal,
s'attachant
à effectuer les corvées quotidiennes,
préparant
le manger pour son mari et ses enfants,
lavant le
linge, nettoyant la maison;
certes
elle se faisait aider souvent par d'autres femmes,
telle
qu'une grand'mère, une soeur cadette, une fille aînée.
ensuite,
elle se faisait belle, à l'approche du retour de son époux.
à cette
fin, elle peignait soigneusement sa chevelure,
l'entourait
d'un châle en tissu fin,
mettant
ainsi en relief, la couleur de ses cheveux,
en
s'attachant à ce que le châle
soit en
harmonie avec le style des vêtements.
j'ai gardé
ancré dans ma mémoire les clichés de nos voisines
qui
avaient tout un art de vivre caractérisé par la finesse et la simplicité.
ces femmes
s'entraidaient entre elles afin de temporiser les différences,
à les
faire pratiquement disparaître.
abstraction
faite de leurs âges, leurs couleurs de peau,
leurs
conditions sociales,
elles
oeuvraient à tisser des liens intimes entre elles,
en allaitant
réciproquement leurs nourrissons,
en
s'entraidant à tour de rôle dans les corvées ménagères,
tantôt
chantant en chorale, tantôt dansant en ronde.
c'est
grâce à cette noble tradition
que
j'avais eu des frères et des soeurs de lait.
à comparer
à cette vie actuelle dite moderne caractérisée
par le
culte du Moi dont l'adage est:
"
après moi le déluge"
ce n'est
pas étonnant que le phénomène suicide
se répand
comme un feu de paille à travers cette pauvre planète.
le genre
humain a exterminé la solidarité.
fort
heureusement le genre animal l'a préservée!!!
quand
passerons-nous à l'ère post-post-moderne?
à vrai
dire, quand allons-nous comprendre
que le
salut de l'humanité réside dans le retour aux sources?
000
retour à
notre sujet, une seconde fois.
je vous
rappelle le titre de mon article:
"
débra...artiste-coiffeur"
cet
artiste coiffeur était, à ce qu'il me semblait, unique en son genre.
il
s'appelait " sy mohamed débra"
il était
ami de mon père;
il était
aussi son coiffeur préféré;
à vrai
dire, son coiffeur unique.
un jour,
mon père m'emmena chez sy mohamed débra.
je devrais
avoir probablement l'âge de cinq ans, ou un peu plus.
avant,
j'avais la boule rasée à zéro sauf une mèche centrale
dont
l'extrémité était ornée par une pièce de monnaie trouée dite gourch,
et un
petit coquillage tout blanc qui bloquait le gourch.
j'avais
aussi l'oreille droite percée dans la partie centrale du nobule;
un anneau
en fil d'argent traversait le trou et pendait
sous
l'oreille, ajoutant ainsi un peu de charme
à la tête
du garçonnet que j'étais.
j'entendais
ma mère et mes deux tantes dire
que la
pièce de monnaie attirait la richesse,
que le
coquillage protégeait des djinn,
et que la
boucle d'argent prolongeait la vie.
mon père
qui fréquentait les oulémas de ma ville natale
ne croyait
pas du tout à ces sornettes.
il avait
fini par me débarasser lui-même de cette maudite mèche,
il l'avait
coupée à l'aide d'un couteau,
et l'avait
balancée par dessus notre terrasse.
un beau
matin, il m'emmena au bain maure,
après la
séance du bain, pendant qu'il était en train de m'habiller,
il écarta
l'anneau au niveau du trou pour pouvoir
le retirer
de mon oreille.
ainsi il
me libéra de cet objet que je n'avais jamais apprécié.
depuis
j'étais tout content et tout fier de ressembler à mon père.
000
c'était
dans cette situation que mon père m'emmena avec lui
chez son
coiffeur pour m'arranger les cheveux selon la coupe moderne.
je fus
agréablement surpris par le salon de coiffure débra.
c'était un
vrai bijou.
les
battants de la porte entrouverts laissaient pendre un rideau
que
j'observais pour la première fois.
il était
composé de tiges qui pendaient d'un bout à l'autre de la porte,
chaque
tige était constituée de baguettes en bois vernis,
reliées
entre elles à l'aide d'une corde fine
qui
traversait une bille intercalaire en
porcelaine;
les billes
de chaque tige étaient de différentes couleurs;
l'ordre
des couleurs, d'une tige à l'autre, était en dents de scie.
quand une
personne entrait ou sortait du salon,
le rideau
faisait un bruit de claquettes provoqué par
les tiges
qui s'entrechoquaient les unes sur les autres,
dans un
mouvement de vagues.
c'était
très agréable à voir et à entendre;
surtout
par un garçonnet comme moi
qui
assista à ce spectacle pour la première fois.
à
l'intérieur du salon, les murs étaient peint en vert pastel.
toute la
boiserie était peinte en vert bouteille.
un banc en
bois, couleur vert bouteille, lui aussi,
longeait
le mur gauche, d'un bout à l'autre.
son siège
était couvert d'un tapis de peau de vache,
taillé sur
mesure.
le dessous
du banc était constitué d'une série de placards qui servait
de
rangement des serviettes et des produits de coiffure.
au dessus
du banc, à une hauteur de deux mètres environs du sol,
une
étagère longeait elle aussi le mur, d'un bout à l'autre.
tout un
arsenal d'instruments de musique était rangé
sur cette
étagère: un luth, un violon, un tambourin,
des flûtes
de différentes longueurs, etc...
"
mais que diable sont venus faire ces instruments de musique,
sur cette
étagère, dans un salon de coiffure, me suis-je demandé?"
je
n'aurais pas de réponse dans l'immédiat.
ce ne fut
qu'après plusieurs séances de coiffure
que
j'allais découvrir le secret.
le long du
mur droit était placés deux sièges d'un style ancien
sur
lesquels s'asseyaient deux clients d'une seule filée;
débra
avait l'art de coiffer ses clients,
le plus
souvent l'un après l'autre,
mais
quelque fois, les deux ensemble,
sans le
moindre problème;
il passait
ainsi d'un siège à l'autre,
rasant la
tête de celui-ci,
la barbe
de celui-là;
il opérait
de cette manière quand il s'agissait d'amis intimes.
il avait
un poste radio qui lui permettait de s'informer
sur les
évènements à travers le monde.
conteur de
talent, il avait l'art de raconter à ses clients
les dernières
nouvelles politiques;
les
clients, assis sur le banc au tapis de peau de vache,
sirotaient
leur thé à la menthe, servi dans des verres de cristal
de
différentes couleurs
et
écoutaient avec intérêt ce que débra leur narrait.
000
continuons
la description du salon.
deux
lavabos en porcelaine blanche étaient logés dans une table
elle aussi
en porcelaine, la bordure des lavabos, arrondie,
dépassait
de peu la surface de la table.
toute un
ensemble d'articles de coiffure étaient
savamment
rangés sur cette table;
notre
coiffeur s'en servait et les remettait immédiatement
à leurs
places respectives, après les avoir nettoyés.
je saurais
par la suite que notre coiffeur n'acceptait pas n'importe
quel
passant demandant à se faire coiffer la tête
ou se
faire raser la barbe.
débra
avait sa propre clientèle, en nombre limité,
sélectionnée
avec rigueur.
c'était en
quelque sorte un club fermé.
les
membres de ce club étaient principalement des artisans
résidant
dans le voisinage du salon de coiffure.
mon père
faisait partie de cette caste.
terminons
la description du salon.
au dessus
de la table de travail en porcelaine, deux miroirs
étaient
accrochés au mur, chaque miroir était en face de chaque lavabo.
d'un style
très ancien, les deux miroirs identiques
étaient
entourés d'un cadre en cuivre rouge sculpté.
ce même
cuivre rouge servait de bordure aux accoudoirs des sièges.
au fond du
salon, se trouvait un meuble de même style que la table de travail.
en bas de
la table de ce meuble se trouvaient trois placards
qui
servaient de rangement aux vêtements de notre ami le coiffeur.
j'allais
apprendre par la suite que débra logeait dans son salon
du samedi
au jeudi;
le
vendredi, jour de congé en terre d'islam,
il le
consacrait à sa mère qui habitait
en
banlieue de la ville.
la table
du meuble servait pour ranger des ustencils de cuisine
et
d'assise à un fourneau à pétrole.
à l'angle
droit du meuble, à proximité de la table de travail,
un
phonographe ancien était installé;
débra
mettait un disques en graphite 78
tours,
faisait
fonctionner le phonographe à
l'aide d'une manivelle;
il mettait
l'aiguille sur le sillon extérieur.
un air
mélodieux se dégageait alors
provoquant
une sensation d'extase dans le fort intérieur des clients.
débra
était tout fier d'être pratiquement le seul coiffeur
de la
ville à pouvoir offrir à sa clientèle
cette
ambiance musicale.
sa
discothèque était bien garnie de chansons
de abdou
hamouli, darwish, oum keltoum et abdelwahab.
quand la
nuit venait, et que débra cessait son activité de coiffeur,
il fermait
à mis-clos les deux battants de la porte du salon,
faisait
tourner un disque d'oum keltoum,
s'allongeait
sur le banc pour se délectait de cette voix angélique
qui le
transportait dans un univers propre à lui.
à ce
moment là, il sirotait lentement son verre de thé à la menthe,
en fumant
son kif ketami qu'il avait préparé, lui-même,
avec
minutie et soin.
souvent
débra enlaceait avec amour son luth
et
accompagnait la voix d'oum
keltoum.
en ce
moment précis, il quittait son métier de coiffeur;
il devint
l'artiste débra,
le
musicien qui accompagnait Sitt.
débra
était effectivement un coiffeur de talent,
mais aussi
un musicien inné.
qu'Allah
Le Tout Puissant aie son âme!
000
hamidalbachir
mars 2010
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